Les articles des économistes concernant l’année à venir se concentrent habituellement sur leurs prévisions de l’activité économique. Ils abordent généralement des sujets tels que la politique monétaire et budgétaire, la géopolitique, l’inflation ou, plus récemment, les tendances de la propagation de la Covid-19. Mais ils sont généralement filtrés à travers le prisme de ce qu’ils impliquent pour les perspectives de croissance ou de la manière dont celles-ci les affectent.

Cette année, nous bouleversons les conventions en nous concentrant sur les perspectives d’inflation. Pourquoi cela ? Et bien en plus de suivre l’adage selon lequel la diversité est le sel de la vie, la question est de savoir si la pandémie de Covid 19 sera la crise qui inversera enfin la tendance à la baisse de l’inflation mondiale qui dure depuis des décennies. Ce sujet en est venu à dominer l’actualité de l’investissement ces derniers mois, comme ce fut le cas périodiquement durant ces décennies.

Les tendances actuelles sont à la désinflation

À première vue, il peut sembler étrange de s’inquiéter de l’avenir de l’inflation à un moment pareil. Selon la Réserve fédérale de Dallas, l’inflation sous-jacente mondiale (hors États-Unis) est tombée à 1,6 % en septembre. C’est à peine au-dessus de son niveau le plus bas jamais enregistré depuis que les statisticiens ont commencé à la calculer en 1982. En outre, cette tendance à la baisse a été très générale : l’inflation sous-jacente globale, tant dans les marchés émergents (ME) que dans les marchés développés (MD), se situe actuellement à son niveau le plus bas depuis plusieurs décennies.

Les craintes concernant une augmentation significative de l’inflation semblent également étranges dans le contexte macroéconomique actuel. Nous sommes les premiers à reconnaître combien il est difficile de mesurer avec précision la production potentielle ou le taux de chômage naturel. Pourtant, il ne fait guère de doute qu’il existe actuellement un déficit important de la demande globale dans l’économie mondiale, ainsi que des capacités de production inutilisées considérable sur la plupart des marchés du travail. Et, même avec une courbe de Phillips relativement plate dans la plupart des pays, cette capacité inutilisée devrait exercer une pression à la baisse sur la croissance des coûts du travail et l’inflation sous-jacente pour les années à venir. À moins que la reprise de l’économie mondiale n’intervienne beaucoup plus vite que nous ne le prévoyons.

Mais les anticipations de faible inflation sont également intégrées dans les prix des actifs

Mais examinée sous un angle différent, la question de l’inflation est beaucoup plus logique. En effet, si la réalité actuelle de l’inflation ultra-faible est évidente, elle est également intégrée à très long terme dans les prix des actifs. Les prévisions d’inflation implicites du marché pour la seconde moitié de cette décennie aux États-Unis ne sont que de 1,8 %. C’est 0,5 % de moins que ce qui serait compatible avec la réalisation par la Réserve fédérale américaine (Fed) de ses objectifs d’inflation à long terme.

En outre, l’écart est encore plus important si l’on considère le nouvel engagement de la Fed de permettre à l’inflation de dépasser légèrement l’objectif pour compenser une période prolongée d’inflation inférieure à cet objectif. Dans le même temps, ces écarts entre les objectifs d’inflation actuels et les attentes d’inflation implicites du marché sont encore plus importants en Europe et au Japon.

Le risque est donc évident. Si l’inflation devait réapparaître rapidement, de manière significative et persistante, il s’ensuivrait une revalorisation massive des emprunts d’État. Et, en fonction des moteurs imprimant des changements dans la dynamique de l’inflation, la valorisation des actifs risqués devrait également s’ajuster.

Les fondements conceptuels de notre point de vue sur l’inflation

Lorsque l’on se penche sur la probabilité d’un changement significatif de la dynamique à long terme de l’inflation, il est utile de s’appuyer sur un cadre conceptuel clair fondé sur des preuves empiriques solides. Notre étude de la longue documentation sur les déterminants de l’inflation et, en particulier, sur les facteurs qui annoncent des changements de régimes ou de paradigmes d’inflation, nous permet de dégager les trois conditions suivantes, à la fois nécessaires et suffisantes.
  • Un ancrage fragile des prix, de sorte que les anticipations inflationnistes intégrées dans la fixation des salaires et des prix soient capables de s’ajuster rapidement face à l’évolution des conditions et politiques économiques.
  • Une période prolongée au cours de laquelle l’économie tourne bien au-dessus (en dessous) de son potentiel, de sorte que l’excès (l’insuffisance) prolongé de la demande se traduit de manière persistante par une croissance plus élevée (plus faible) des salaires et des prix.
  • Une évolution structurelle des cadres de politique monétaire – y compris l’indépendance du gouvernement central de toute interférence politique – de telle sorte que les évolutions de la dynamique inflationniste provoquées par les conditions (1) et (2) sont facilitées par les fonctions de réaction de la banque centrale ou pris en compte dans ces fonctions.
Le lecteur attentif notera que nos trois critères ne font pas mention de la croissance de la masse monétaire, ni de l’ampleur de la dette ou des déficits publics, ni de forces structurelles telles que la mondialisation, l’évolution technologique, la réglementation du marché du travail et des marchandises, ou la démographie. Ce n’est pas parce que ces facteurs n’influencent pas les prix à la consommation. En fait, c’est très certainement le cas. Mais ils n’ont d’incidence sur la dynamique et les régimes inflationnistes à long terme que dans la mesure où ils influencent ou sont influencés par nos trois critères fondamentaux.

Aucune corrélation systématique n’a été établie entre la croissance monétaire et l’inflation

Source : BLS, FRB/Haver/Aberdeen Standard Investments (au 11/12/20))

Tirer les bons enseignements des années 1970

Quelques exemples historiques permettent d’illustrer ce propos. Les années 1970 ont été la dernière décennie au cours de laquelle l’économie mondiale a connu une hausse importante, persistante et dommageable de l’inflation sous-jacente. Et, si nous examinons cette décennie, nous constatons que le côté de l’offre dans ces pays était généralement faible. Cela s’explique par le choc pétrolier, la lenteur de l’évolution technologique, le rythme modeste de la mondialisation et la réglementation sclérosée des marchés du travail et des marchandises dans de nombreux pays. La croissance de la masse monétaire était également forte et l’indiscipline budgétaire courante.

Inflation

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) Mars 2020

Certes, ces facteurs constituaient des freins à l’inflation, mais ils n’auraient pas pu entraîner le regain d’inflation observé si les anticipations inflationnistes n’avaient pas été progressivement prises en compte au cours des années 1960. En outre, les banques centrales se sont par la suite comportées comme s’il existait un arbitrage à long terme entre le chômage et l’inflation. En conséquence, la menace inflationniste n’a pas été prise au sérieux avant d’être finalement combattue par une politique monétaire très stricte dans les années 1980.

Mais aussi les antécédents de la déflation japonaise

Le bilan du Japon depuis l’éclatement de sa bulle financière en 1991 est également salutaire. Oui, la fin du boom économique, financier et du crédit a été désinflationniste. Oui, la détérioration de la situation démographique a également freiné la demande. Mais la raison principale de la descente du Japon vers la déflation et des luttes ultérieures pour y échapper tient essentiellement aux choix politiques. La Banque du Japon (BoJ) a maintenu une politique monétaire beaucoup trop stricte dans la décennie qui a suivi la crise. Les banques japonaises surendettées n’ont pas été recapitalisées assez rapidement, ce qui a encore aggravé le déficit de la demande. Et, malgré une dette publique en constante augmentation, la politique budgétaire n’a pas été suffisamment axée sur le soutien de la croissance une fois que les taux directeurs ont atteint leur borne inférieure effective.

D’ailleurs, malgré l’expansion massive du bilan de la BoJ depuis 2013 et le maintien d’importants déficits budgétaires, les politiques monétaire et budgétaire n’ont pas été, conjointement, suffisamment expansives ni assez réactives aux déceptions liées à la croissance et à l’inflation ces dernières années, pour générer plus qu’une modeste hausse de l’inflation sous-jacente. En effet, quiconque veut faire valoir que la combinaison d’une croissance rapide des actifs de la banque centrale, d’importants déficits budgétaires et d’une dette publique élevée ouvre la voie à une forte hausse de l’inflation, doit se confronter à la réalité du Japon. Et aussi se demander ce qui est fondamentalement différent en Europe, aux États-Unis ou dans d’autres pays développés.

Le retour à la nouvelle normalité, le scénario le plus probable

Qu’est-ce que tout cela signifie pour nos propres perspectives inflationnistes à long terme à l’échelle mondiale ? Eh bien, appliquons à nouveau nos trois critères. Les attentes en matière d’inflation restent extrêmement stables. Quant aux signes de décrochage, ils s’inscrivent plutôt dans une dynamique à la baisse qu’à la hausse. En ce qui concerne les écarts de production, nous prévoyons que l’économie mondiale tournera en dessous de son potentiel au moins jusqu’à la fin 2023. Cela repousserait à très loin tout cycle éventuel de demande excédentaire.

Certes, la mondialisation ne constitue plus un frein mais bien un moteur inflationniste depuis quelques années. Et l’ère de la déréglementation des marchés des marchandises et du travail semble toucher à sa fin. Toutefois, ces évolutions ont été modestes jusqu’à présent et nous pensons qu’elles sont plus que compensées par le poids de la pandémie sur la demande. Dans le même temps, les changements technologiques et numériques désinflationnistes se poursuivent sans relâche, tandis que la population mondiale continue de vieillir.

Il ne sera ni rapide ni évident d’inverser des décennies de mondialisation

Source : la Banque mondiale, 2018

Mais qu’en est-il des mesures politiques ? Les mesures de soutien budgétaire extraordinaires apportées pendant la crise, associées à un relâchement agressif de la politique monétaire conventionnelle et non conventionnelle, ne poussent-elles pas dans la direction opposée ? Nous convenons que la nature du soutien politique peut contribuer à limiter les risques de désinflation. Et dans un monde idéal, il serait devenu encore plus radical, par exemple en considérant plus sérieusement les avantages potentiels d’une injection massive d’argent directement dans l’économie (helicopter money). Mais à l’heure actuelle, le soutien ne représente rien de plus que ce qui est nécessaire pour enclencher le processus de réduction de l’écart de production. En effet, de nombreux pays doutent notamment de la viabilité du soutien budgétaire.

Il est tout aussi vrai que la croissance de la masse monétaire a été forte depuis le début de l’année. Mais c’est simplement le corollaire de l’assouplissement à la fois monétaire et budgétaire – les prêts et les mesures de relance en faveur du secteur privé se présentent sous la forme de dépôts dans le système bancaire. La forte baisse de la vitesse de circulation de la monnaie constitue un meilleur signe de l’état réel de la demande. Et, malgré l’apparente agressivité de leur action, la révision des cadres des banques centrales – y compris celui de la Fed – a été plutôt timide jusqu’à présent. Nous restons donc convaincus, dans notre scénario de base, que l’inflation sous-jacente restera, en moyenne, égale ou inférieure aux objectifs des banques centrales dans la plupart des pays au cours de la prochaine décennie.

Mais les queues de distribution du graphique d’inflation à long terme se sont épaissies

Bien entendu, lorsque l’on pense à l’avenir et à la manière de valoriser les actifs, on ne peut pas se contenter de penser à notre scénario de base. Nous devons également penser à des futurs alternatifs et à la répartition des risques autour de ce scénario. Nous convenons ici que l’environnement politique, économique et de marché actuel est plus fragile que par le passé. Cela pourrait conduire à des changements plus importants des politiques économiques, et donc des configurations figurant inflation et performance.

Ainsi, la fin de notre ère de politique plus populiste et d’endettement nominal important pourrait faire place à une période de domination budgétaire. Les banques centrales perdraient leur indépendance effective et les décisions budgétaires entraîneraient des résultats monétaires incompatibles avec la stabilité des prix à long terme. Ce sont les arguments qui alimentent de nombreuses discussions sur les investissements à l’heure actuelle, et ils sont plausibles.

Toutefois, nous contestons l’opinion de nombreux analystes économiques et de marché selon laquelle les risques du paradigme actuel sont principalement orientés à la hausse. Il est tout aussi plausible pour nous que, face à la faiblesse persistante de la demande et aux contraintes des cadres politiques existants, les banques centrales et les gouvernements en viennent à accepter que le niveau d’inflation, bien plus faible, s’inscrive dans la durée. En effet, les élections américaines ont donné le pouvoir à un président démocrate, Joe Biden, mais ont abouti à une division au sein du Congrès, entre la majorité démocrate à la Chambre des représentants et la majorité républicaine au Sénat. Cela a limité les chances d’une relance budgétaire supplémentaire à grande échelle, dont le besoin se fait cruellement sentir, et a donc rendu les scénarios désinflationnistes plus probables.

Une répartition indicative de la probabilité d’inflation à long terme est le meilleur moyen de synthétiser notre analyse. Par rapport à la distribution pré-Covid, la tendance centrale de nos perspectives s’est légèrement infléchie. Toutefois, les fragilités de l’environnement actuel impliquent que les deux extrémités de la courbe de distribution se sont élargies. Au cours de l’année à venir, certaines données inflationnistes raviveront sans aucun doute les discussions liées à la queue de distribution de droite. Et, dans un monde où les actifs ne sont pas vraiment valorisés malgré son épaississement, notre point de vue implique qu’il pourrait être judicieux de rechercher une protection sélective contre l’inflation, en particulier sur les marchés où la probabilité d’une relance économique et politique est la plus élevée. Mais il ne serait pas sage de mettre tous ses œufs dans le panier de l’inflation, étant donné le risque très réel que la crise puisse déboucher sur une « japonisation » plus complète de l’économie mondiale.

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